Géographie(s) Variable(s)


D'après

Georges Perec : "W ou le souvenir d'enfance"

Louis Aragon : "Blanche ou l'oubli"

Mary Barnes : "Voyage à travers la folie"



Aux nombreuses interrogations que suscitent la mémoire et son fonctionnement, il y a plusieurs niveaux de réponses, ou du moins d'exploration. Ainsi nous croisons plusieurs points de vue, ici il s’agit de narrations qui deviennent la parole intime du comédien et donc une parole théâtrale. Ainsi ces textes deviennent à leur tour un matériau de réminiscences, un véritable outil poétique.

W ou le souvenir d'enfance


CHAPITRE IV (p. 25-26)


  Je ne sais où se sont brisés les fils qui me rattachent à mon enfance. Comme tout le monde, ou presque, j'ai eu un père et une mère, un pot, un lit-cage, un hochet, et plus tard une bicyclette que, paraît-il, je n'enfourchais jamais sans pousser des hurlements de terreur à la seule idée qu'on allait vouloir relever ou même enlever les deux petites roues adjacentes qui m'assuraient ma stabilité. Comme tout le monde, j'ai tout oublié de mes premières années d'existence.


Mon enfance fait partie de ces choses dont je sais que je ne sais pas grand-chose. Elle est derrière moi, pourtant, elle est le sol sur lequel j'ai grandi, elle m'a appartenu, quelle que soit ma ténacité à affirmer qu'elle ne m'appartient plus. J'ai longtemps cherché à détourner ou à masquer ces évidences, m'enfermant dans le statut inoffensif de l'orphelin, de l'inengendré, du fils de personne. Mais l'enfance n'est ni nostalgie, ni terreur, ni paradis perdu, ni Toison d'or, mais peut-être horizon, point de départ, coordonnées à partir desquelles les axes de ma vie pourront trouver leur sens. Même si je n'ai pour étayer mes souvenirs improbables que le secours de photos jaunies, de témoignages rares et de documents dérisoires, je n'ai pas d'autre choix que d'évoquer ce que trop longtemps j'ai nommé l'irrévocable; ce qui fut, ce qui s'arrêta, ce qui fut clôturé : ce qui fut, sans doute, pour aujourd'hui ne plus être, mais ce qui fut aussi pour que je sois encore.

III 


BERCEUSE POUR UN ÉLÉPHANT


" Quand je me retourne en arrière, c'est moins de mes souvenirs que je m'émeus, ces jours-ci, je veux dire à cet âge de brume où me voici, moins de mes souvenirs que de ce qui m'en échappe. La vie, pour l'œil intérieur qui cherche à la reconstituer, ressemble beaucoup à ces rêves dont on se croyait mémoire, et puis qu'il est impossible de préciser. Une image en flotte encore, au-delà de laquelle on voudrait aller, ou en deçà, sans y vraiment parvenir. On revient sur cette silhouette de soi-même, comme si on louchait sur son nez, ses épaules: il ne reste du jeune homme que j'étais qu'une vague attitude, qu'un soupçon de ce qu'il va sans doute advenir de lui. Je relis ma vis, comme un roman que j'aurais aimé, enfin qui m'eût fait jadis une certaine impression. J'en saute les pages, cherchant en ce moment dont j'attends qu'il me prenne à la gorge, je ne le trouve pas, ou peut-être l'ai-je passé. Est-ce bien cela oublier ? Un cache-cache avec soi-même. Il y a des périodes entières de l'existence qui semblent ainsi perdues. Maintenant. Je sais qu'un beau soir, sur une parole de quelqu'un, ou un objet de rappel, ou même ... quoi qu'il en soit, cela reviendra dans la pleine conscience que, du coup, je n'aurai plus d'autre chose, d'autre saison. Comme si on battait les cartes...."



LOUIS ARAGON

«Blanche ou l’oubli»

Édition Gallimard nrf 1967

Pages 42 - 43

Chapitre 1- Ma famille anormalement gentille


Ma mère souffrait beaucoup. Elle était souvent malade et gardait le lit. Papa était si fort, lui. "Calme-toi, voyons. Qu'est-ce qui t'inquiète? Pourquoi t'énerver ainsi?", disait-il, de la main lui faisant signe de s'apaiser. Rien n'arrêtait mon père. À soixante-seize ans, il joue encore au tennis et conduit son automobile à toute allure.

D'aspect robuste, comme papa, nous aspirions intérieurement à la "faiblesse" de maman. Celle-ci se tenait à l'écart, dans l'ombre. "Mary, sors donc avec les autres, moi je ne ferais que vous gêner." J'aimais passionnément ma mère et désirais qu'elle me dorlote. Elle était plus vraie, moins "à part" que mon père. Ma soeur Dorothy disait souvent : "Je veux être une femme ordinaire, comme maman." Ma mère était vraiment contente de se considérer comme une femme "toute simple". Elle ne se fardait jamais, ne prenait aucun plaisir à s'habiller et avait toujours porté les cheveux courts, avec une frange. En grandissant, je me mis à avoir honte, moi aussi, de me regarder dans la glace, de me maquiller, d'être jolie et séduisante.

Contrairement à ma mère, je ne voulais pas me glorifier d'être une femme ordinaire. Pourtant, j'imaginais qu'il était honteux d'être autre chose. Si seulement j'avais été un garçon. Je me serais mariée. Les filles doivent attendre qu'on les demande, disait ma mère. Cela me tourmentait. Comment le saurais-je? Un homme viendrait-il me dire :  "Je veux vous épouser?" Quand vous donne-t-il la bague? 


P.18

Mary Barnes/Joseph Berke, «Mary Barnes un voyage à travers la folie».

Ed. Points 1976.

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